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Compte rendu de „Jurilinguistique comparée : langage du droit, latin et langues modernes“

de Heikki E. S. Mattila, texte français de Jean-Claude Gémar. Cowansville (Québec, Canada), Yvon Blais 2012.

 

Valérie Dullion

19. Dezember 2014

urn:nbn:de:hbz:38-64898

 


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Pourquoi le code civil autrichien de 1811 (Allgemeines Bürgerliches Gesetzbuch, ABGB) a-t-il été traduit en latin l’année suivante ? Quelles raisons pouvaient amener, au XIXe siècle, la Russie et la Turquie à passer entre elles un traité en français ? Quelles similitudes présentent le grec et le norvégien dans leur usage juridique ? Que doit savoir un traducteur lorsqu’il rencontre une expression latine dans un texte juridique en langue moderne ? Comment la qualité du langage du droit est-elle conçue dans divers contextes culturels ? Comment ces conceptions s’expliquent-elles et influencent-elles l’usage ? La nature même des langues rend-elle illusoire la naissance d’un droit européen uniforme ?

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Toutes ces questions trouvent des éléments de réponse dans le livre Jurilinguistique comparée : langage du droit, latin et langues modernes. 1 De l’anecdote révélatrice aux interrogations théoriques, en passant par des réflexions sur les problèmes méthodologiques des professions langagières, l’auteur, Heikki Mattila, se penche sur des rapports ou des transferts linguistiques et culturels.

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Il aborde ainsi le langage du droit sous un angle original. Son propos n’est pas de l’étudier dans une perspective théorique, celle du droit comparé ou des langues spécialisées. Il n’analyse pas non plus une langue spécifique, en synchronie ou en diachronie (cf., pour le français, l’ouvrage classique de Gérard Cornu, CORNU 1990). Enfin, il ne mène pas une recherche appliquée, qui viserait directement certaines activités de communication comme le font souvent la jurilinguistique et la traductologie. H. Mattila traite du langage du droit tel qu’il se concrétise dans différentes langues, en adoptant une démarche qu’il qualifie lui-même d’« historico-culturelle » (p. 36). Si le titre de l’ouvrage met en relief l’approche comparative (la notion de « jurilinguistique comparée » est définie à la page 25), il faut préciser que ce comparatisme n’est pas conçu comme la mise en regard d’entités monolithiques et cloisonnées aux contours bien définis, que ce soit selon des critères géographiques, linguistiques ou nationaux : l’auteur s’intéresse particulièrement aux phénomènes de contact, de transfert, d’échange, à tout ce qui a lieu dans l’espace interculturel. 2 À propos de l’allemand juridique, par exemple (p. 297), il rappelle qu’il existe des contextes historiques dans lesquels – en droit comme en littérature – une culture porte des fruits en exil.

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Heikki Mattila est professeur émérite de l’Université de Laponie (Finlande), où il a développé l’enseignement de la linguistique juridique. Spécialiste du droit comparé amené à scruter le langage du droit dans l’optique de la terminologie, il met constamment l’accent sur la dimension historique (cf. l’orientation de l’ouvrage collectif The Development of Legal Language, MATTILA 2002b). Ses travaux les plus connus des linguistes (p. ex. MATTILA 2002a) ont montré que chaque langue juridique a aujourd’hui son propre latin, ce qui invite à la prudence quant à la valeur du latin pour la communication juridique à l’échelle internationale. Dans Jurilinguistique comparée, H. Mattila porte sur les « grandes » langues du droit le regard d’un spécialiste de langue maternelle finnoise, dont les connaissances linguistiques lui permettent d’exploiter une généreuse bibliographie couvrant une dizaine de langues (y compris le russe et le polonais) et qui n’hésite pas à présenter des exemples tirés de l’indonésien (pp. 187-192).

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L’ouvrage résulte lui-même d’une histoire linguistique complexe, représentative, à certains égards, du paysage culturel de la discipline. Une version originale en finnois, datant de 2002, 3 a servi de base à une première version anglaise publiée en 2006. 4 C’est une nouvelle édition de ce livre qui paraît aujourd’hui, presque simultanément en français (version qui fait l’objet du présent compte rendu) et en anglais. 5 Issue d’une forme de corédaction, elle comporte des ajouts substantiels et un sous-titre précisant le champ d’étude. On doit ce dernier à Jean-Claude Gémar, professeur émérite des universités de Montréal et de Genève, et auteur notamment de Traduire ou l’art d’interpréter (GÉMAR 1995). Son importante contribution à l’édition française est soulignée par H. Mattila (p. XII). L’ouvrage est publié dans ce « laboratoire » qu’est le Canada (cf. la préface de Nicholas Kasirer, juge à la Cour d’appel du Québec et ancien doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, p. IX) par l’éditeur québécois Yvon Blais, que les lecteurs européens connaissent notamment dans le domaine de la lexicographie juridique. Le livre de H. Mattila est donc plurilingue dans son objet, ses sources, sa réalisation et, à présent, sa diffusion.

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Le lecteur francophone y trouvera une synthèse des travaux sur le langage du droit qui se sont développés sous de multiples angles disciplinaires et dans de nombreuses langues. Il y trouvera aussi des informations très riches sur le français en tant que langue du droit dans divers contextes culturels. Ainsi, les passages consacrés aux cadres coloniaux et postcoloniaux (p. ex. la Tunisie, pp. 343-347) attireront sans doute l’attention, au moment où l’intérêt des historiens pour le droit colonial (cf. Clio@Thémis 2011) amène à prendre conscience de la rareté des informations sur les pratiques linguistiques qui y sont liées. Enfin, le lecteur pourra puiser dans Jurilinguistique comparée des éléments originaux pour réfléchir au développement actuel des français juridiques, par exemple (pp. 63-64) un point de vue d’Europe du Nord sur certaines questions soulevées par le multilinguisme du droit européen.

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L’ouvrage commence par un chapitre d’introduction au langage du droit et à la jurilinguistique (chap. 1), qui présente le champ d’étude, l’état actuel de la discipline et le projet de l’auteur. Suivent deux parties principales : l’une traitant du « langage du droit comme langue de spécialité », qui présente les fonctions et les caractéristiques du langage du droit (chap. 2 et 3), puis la terminologie juridique (chap. 4) ; l’autre intitulée « les grandes langues du droit », qui analyse l’héritage du latin (chap. 5), puis passe en revue l’allemand, le français, l’espagnol et l’anglais (chap. 6 à 9). L’auteur conclut sur le thème « compréhension lexicale et besoins de recherche » (chap. 10). En faisant se succéder les perspectives théorique et historico-culturelle, un tel plan pose d’emblée des repères qui permettent, par la suite, d’agencer harmonieusement une foule d’informations. Il en résulte un livre qui présente une structure très transparente tout en fourmillant de détails érudits. Jurilinguistique comparée est donc un ouvrage tout indiqué pour accompagner un enseignement universitaire sur le langage du droit.

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Le chapitre introductif offre une synthèse des travaux sur le langage du droit. Fondée sur une impressionnante bibliographie et sur les échanges de l’auteur avec des experts de tous horizons, elle se caractérise par son ouverture tant disciplinaire que culturelle. Elle contribue ainsi à la communication internationale au sein d’un domaine scientifique qui, paradoxalement, souffre parfois de cloisonnements (cf. p. 13). Si le préfacier Nicholas Kasirer relève (p. IX) que le regard très spécifique de la jurilinguistique canadienne a les défauts de ses qualités, on pourrait aisément transposer cette remarque à d’autres contextes. Au passage, H. Mattila met en évidence la relativité des catégorisations dans l’étude du langage du droit. La notion de « langage notarial » est courante surtout en Europe continentale, pour des raisons historiques (p. 5) ; les travaux de langue espagnole et catalane ont coutume de présenter leur objet sous l’étiquette « langage administratif et juridique » (p. 355) : de toute évidence, la recherche théorique sur le langage du droit gagne à être comparative et plurilingue.

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Le chapitre consacré aux fonctions du langage juridique (chap. 2) va au-delà des aspects techniques et instrumentaux pour aborder de façon approfondie les dimensions symboliques, sociales, culturelles. Après avoir pris une position très claire dès la page 4 de l’ouvrage (« le langage du droit n’est pas uniquement un instrument destiné à la communication interne au sein de la profession juridique »), l’auteur écrit, en tête de ce chapitre (p. 57) :

  • „Le langage du droit, selon la théorie de la communication, remplit plusieurs fonctions, la plus impressionnante étant la réalisation de la Justice au moyen de la langue, soit la production d’effets juridiques par des actes de langage. Par ailleurs, le langage du droit transmet, à l’évidence, des messages de caractère juridique. À un niveau plus général, ce langage renforce l’autorité du Droit, contribuant ainsi au maintien de l’ordre dans la société. Ensuite, la langue juridique, en tant que langage différencié et endogène, tend à renforcer l’esprit de groupe de la profession juridique. Finalement, ce langage a eu – et continue d’avoir – des buts de politique linguistique. Ces buts sont étroitement liés à la culture de ce langage.“

Le chapitre portant sur les caractéristiques du langage juridique (chap. 3) donne une vue d’ensemble du sujet, qu’il illustre par de nombreux exemples. Même si le propos est essentiellement descriptif, l’auteur n’élude pas la question du « bon usage » et ses aspects parfois polémiques. Enfin, le chapitre sur la terminologie (chap. 4) vient clore cette partie théorique – toujours claire et accessible – en se concentrant sur une problématique clé. L’auteur traite en particulier de ses aspects institutionnels, en examinant les cas de l’Union européenne et d’autres organisations internationales.

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La seconde partie de l’ouvrage passe en revue plusieurs langues, sélectionnées en raison de leur statut de lingua franca (ce choix a été expliqué aux pp. 37-53). Le même plan est suivi pour chaque langue, avec une certaine souplesse : il est question tour à tour de son histoire, de ses caractéristiques et de son importance internationale. Le présent compte rendu se concentrera sur l’espagnol juridique (voir plus loin), qui fait l’objet dans cette édition d’un tout nouveau chapitre.

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Quant au chapitre de conclusion, il revient sur la terminologie : l’imbrication croissante et accélérée des systèmes juridiques pose, à cet égard, des problèmes de communication qui appellent des efforts de recherche. H. Mattila considère qu’un travail comparatif approfondi est indispensable, travail qui doit être à la fois juridique et linguistique, et porter en priorité sur les domaines essentiels pour la coopération juridique internationale (p. 477). À travers l’exemple d’une notion, celle de « res judicata » (pp. 478-479), l’auteur montre que la recherche d’équivalence terminologique amène, par ricochet, à pousser plus loin la réflexion comparative sur le droit lui-même.

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Par rapport à la version anglaise de 2006, la mise à jour de l’ouvrage touche particulièrement les sections traitant de l’Union européenne (pp. 44-50, 170-172, 176-178, 193-202). Jurilinguistique comparée comporte en outre deux ajouts principaux : une section sur le norvégien (pp. 107-115) et un chapitre sur l’espagnol (pp. 355-396). C’est sur ces deux nouveautés que nous nous arrêterons à présent.

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Le cas du norvégien est intégré au chapitre théorique sur les fonctions du langage du droit, afin d’illustrer leur dimension culturelle. Il est traité après le cas du grec : la concurrence entre la katharévousa (variante savante) et le démotique dans le secteur juridique est analysée comme un exemple de tension entre la valeur identitaire d’une langue officielle archaïque et les exigences démocratiques d’intelligibilité. En Norvège, il existe aussi deux variantes de la langue écrite, mais les termes du débat sont différents. Au XIXe siècle, après plusieurs siècles d’une union étatique avec le Danemark dominée par celui-ci, deux variantes normalisées de la langue ont été mises en concurrence : l’une (correspondant à ce que l’on appelle aujourd’hui le bokmål) fondée sur le danois tel qu’il avait évolué en Norvège et y était effectivement employé ; l’autre (aujourd’hui nynorsk) nouvellement créée à partir des dialectes norvégiens les plus proches du vieux norrois. Actuellement, toutes deux sont officiellement reconnues, et utilisées en alternance selon des critères personnels ou circonstanciels. Le bokmål est prépondérant, y compris dans le domaine juridique (législation, administration, justice, doctrine et formation universitaire). Selon H. Mattila, la situation norvégienne a ceci d’intéressant que la valeur symbolique des différentes variantes de la langue, leur aptitude à refléter les traditions culturelles du pays ou à répondre aux exigences démocratiques, sont sujettes – au sein de la même société – à des interprétations divergentes.

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Le chapitre sur l’espagnol juridique donne un aperçu de son histoire, de ses caractéristiques et de son importance internationale, selon le plan suivi pour chacune des « grandes » langues étudiées dans le livre. Il éclaire en particulier certaines caractéristiques frappantes, redoutées des traducteurs, parmi lesquelles la longueur des phrases et la complexité des formules de politesse. Dans la seconde moitié du XIIIe siècle, sous le règne d’Alphonse le Sage (1252-1284), la célèbre codification appelée Siete Partidas donna une assise au castillan juridique en synthétisant, sous une forme très élaborée, le travail accompli sur le jus commune par les savants du Moyen Âge. Par la suite, à la fin de la période médiévale, le langage juridique espagnol connut une phase de stagnation : il se figea, devint lourd et obscur, notamment à cause d’un abus d’abréviations. Cette situation se prolongea au XVIIIe siècle, en dépit des recommandations stylistiques attestées par des formulaires administratifs de l’époque. H. Mattila explique cette persistance des usages par le manque d’interaction entre science et pratique du droit, avec d’une part un faible développement des travaux savants, d’autre part le pouvoir exercé, au sein du système judiciaire, par des scribes (escribanos) dont l’activité devenait de plus en plus commerciale : « Le but que visaient les scribes, soit d’avoir le maximum de travail routinier d’écriture pour augmenter leurs revenus, a eu pour effet que le langage des tribunaux espagnols est devenu très formaliste » (p. 365). Ces scribes employaient des formules de politesse étoffées. Au XIXe siècle, malgré une modernisation du langage du droit sous l’influence de la codification napoléonienne, l’usage de ces formules fut renforcé par la culture administrative très hiérarchique de la Restauration bourbonienne (1874-1931). Il se prolongea durant la première moitié du XXe siècle. La fin du régime franquiste et l’entrée en vigueur de la constitution de 1978 s’accompagnèrent d’une nouvelle conception de la dignité du langage juridique, ouvrant la voie à des réformes pour le démocratiser.

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H. Mattila étudie par ailleurs la parenté entre l’espagnol et les autres langues romanes sur le plan de la terminologie juridique, en rappelant les deux facteurs d’unité que sont la tradition du jus commune et l’influence française du XIXe siècle. Il s’arrête toutefois sur un phénomène particulier : la terminologie liée au Derecho foral (pp. 372-373), cet ensemble de systèmes régionaux, restés en vigueur dans certaines matières du droit civil, dont les origines remontent aux royaumes du nord de la Péninsule avant l’unification politique de l’Espagne par la Castille et l’Aragon. H. Mattila évoque aussi le plurilinguisme actuel du droit en Espagne, à travers l’exemple du catalan (pp. 373-377). Dans la section sur l’importance internationale de l’espagnol juridique, il se tourne vers l’Amérique latine, constatant d’une part l’héritage du droit espagnol, d’autre part l’influence d’autres cultures juridiques après les indépendances (influence française au XIXe siècle et, de plus en plus, nord-américaine au XXe). L’auteur souligne la relative homogénéité conceptuelle – mais pas toujours formelle – de l’espagnol juridique à travers le monde. À propos du plurilinguisme en Amérique latine, il s’arrête sur le cas particulier du Paraguay (pp. 393-394), où des mesures récentes visent à réduire l’écart entre les statuts officiel et réel du guarani. Dans la conclusion du chapitre, H. Mattila considère que l’espagnol est aujourd’hui, pour le droit, moins une véritable lingua franca qu’une langue internationale : son statut dans les organisations internationales lui assigne, aux côtés du français, un rôle clé pour le plurilinguisme à cet échelon.

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Il serait difficile d’énumérer de façon exhaustive les qualités de Jurilinguistique comparée. Retenons en premier lieu le souci constant d’expliquer les particularités du langage juridique (p. ex. le formalisme) en faisant appel aux spécificités du droit et de son développement historique dans divers contextes culturels, tout en évitant les écueils propres à ce genre d’entreprise : dans son interprétation des faits, H. Mattila veille à ne pas occulter la complexité des liens de causalité entre le linguistique et le social, entre le pratique et le symbolique ; il s’abstient de jugements de valeur hâtifs sur les rapports de pouvoir sous-jacents. Ses analyses se caractérisent par leur prudence et leur sens de la nuance. Les archaïsmes du langage juridique, relève-t-il ainsi, peuvent certes refléter l’autoritarisme de la société, mais pas nécessairement (p. 157), et c’est précisément le regard comparatif qui nous l’enseigne. Relevons aussi la richesse des exemples, qui donnent sa « chair » au livre. Ceux-ci sont rendus accessibles même lorsqu’ils proviennent de langues peu courantes en Occident, et analysés en profondeur lorsqu’ils s’y prêtent. Au fil de l’ouvrage, le lecteur retrouve des cas bien connus, commentés dans la perspective historico-culturelle propre à l’auteur : les formules binaires de l’allemand ou de l’anglais juridique (pp. 80-81), mises en rapport ici avec le caractère magique du langage du droit ; le terme charge de la preuve et ses équivalents (p. 131), illustrant son caractère métaphorique ; le nom des juridictions de l’Union européenne (pp. 197-199) ou encore le terme ordre public et ses équivalents en anglais (pp. 203-204), exemples des difficultés que rencontre la formation d’une terminologie juridique dans les contextes institutionnels internationaux.

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Quant aux qualités formelles de l’ouvrage, elles en font un excellent instrument d’étude et de travail : le lecteur apprécie la clarté des intertitres, de la typographie et des références, ainsi que la présence d’une double bibliographie (générale et systématique), d’une liste des termes et des expressions de langues étrangères, et d’un index analytique. Il se prend à rêver d’une prochaine édition enrichie de cartes géographiques et d’une chronologie synoptique. Jurilinguistique comparée est conçu tant comme un ouvrage de fond destiné à une lecture suivie que comme un ouvrage de référence permettant la consultation de tel chapitre ou la recherche de telle information précise. Les chercheurs du domaine seront reconnaissants à H. Mattila de leur livrer ici non seulement sa lecture des informations qu’il a recueillies, mais aussi, en quelque sorte, l’accès à la « base de données » sur laquelle il se fonde. D’autres scientifiques ou professionnels trouveront grâce à son ouvrage une porte d’entrée dans ce domaine interdisciplinaire qu’est la jurilinguistique.

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Il est toujours possible de reprocher à une vaste synthèse quelques simplifications, imprécisions ou inexactitudes. Ainsi, l’idée selon laquelle le français juridique de Suisse a un caractère partiellement originaire par rapport à celui de France, parce que les traditions juridiques de la Confédération sont essentiellement germaniques (p. 329), gagnerait en justesse si les effets du facteur fédéral étaient inclus dans le tableau. S’il est exact que le canton de Genève n’a adhéré à la Confédération qu’en 1814-1815, comme le relève l’auteur, il est aussi vrai que des systèmes inspirés de la codification française sont restés en vigueur en Suisse romande, dans de nombreuses matières du droit civil, jusqu’en 1912, c’est-à-dire bien des décennies après la fondation de l’État fédéral moderne (1848) ; un code pénal fédéral n’est entré en vigueur qu’en 1942 ; des codes unifiés de procédure civile et pénale, en 2011. Par ailleurs, on peut toujours regretter qu’un livre comme celui-ci ne soit pas à même de tout couvrir ou approfondir : l’auteur lui-même a annoncé d’emblée qu’il n’aborderait pas les aires arabe ni chinoise (p. 53) ; les sections consacrées au français juridique en Afrique subsaharienne (pp. 332-333, 348-349) restent succinctes. Mais l’intérêt d’un travail encyclopédique n’est-il pas, à titre accessoire, d’amener à repérer les champs qui demeurent mal connus parce qu’ils n’ont pas encore donné lieu à des études fondamentales ?

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Jurilinguistique comparée apporte à la réflexion et aux débats actuels sur le droit multilingue, avec ses enjeux pratiques et symboliques, des éléments factuels qui permettent de prendre en considération les expériences passées et présentes dans leur complexité et leur diversité. Pour le lecteur des publications en langue française consacrées au langage du droit, le livre de H. Mattila fera peut-être écho à celui de François Ost, Traduire : défense et illustration du multilinguisme. Il peut en effet alimenter, par des données historico-culturelles, la réflexion philosophique proposée par cet auteur au sujet du droit multilingue dans un monde pluraliste (en particulier pp. 398-417). S’il est vrai que la jeune « jurilinguistique » doit résoudre des problèmes inédits et difficiles, le droit en plusieurs langues n’est pas un phénomène rare ni nouveau, pas plus que la réflexion sur le langage juridique.

 


Mattila, Heikki E. S ; Texte français par Jean-Claude Gémar ;
Jurilinguistique comparée : langage du droit, latin et langues modernes,
Cowansville (Québec) Canada: Yvon Blais 2012. ISBN 978-2-89635-724-6.


 

Fußnoten

1 Sur les trois premières questions, voir précisément pp. 216, 315 et 101-115. Sur la deuxième, voir aussi CHEVREL/D’HULST/LOMBEZ 2012 : 36.
2 Sur ce point, voir PYM 1997 : 177-192.
3 Heikki E. S. Mattila : Vertaileva oikeuslingvistiikka, Helsinki : Lakimiesliiton kustannus 2002.
4 Heikki E. S. Mattila : Comparative Legal Linguistics ; transl. by Christopher Goddard ; Aldershot : Ashgate 2006.
5 Heikki E. S. Mattila : Comparative Legal Linguistics : Language of Law, Latin and Modern Lingua Francas, Farnham : Ashgate 22013.

Références bibliographiques

CHEVREL/D’HULST/LOMBEZ 2012 = Yves Chevrel, Lieven D’hulst, Christine Lombez (dir.) : Histoire des traductions en langue française : XIXe siècle, Lagrasse : Verdier 2012.

Clio@Thémis 2011 = Clio@Thémis, dossier « Chantiers de l’histoire du droit colonial », mars 2011, www.cliothemis.com/Clio-Themis-numero-4.

CORNU 1990 = Gérard Cornu : Linguistique juridique, Paris : Montchrestien 1990 [2e éd. en 2000, 3e éd. en 2005].

GÉMAR 1995 = Jean-Claude Gémar : Traduire ou l’art d’interpréter, I Principes. Fonctions, statut et esthétique de la traduction, II Application. Langue, droit et société : éléments de jurilinguistique, Québec : Presses de l’Université du Québec 1995.

MATTILA 2002a = Heikki E. S. Mattila : « De æqualitate latinitatis jurisperitorum : le latin juridique dans les grandes familles de droit contemporaines à la lumière des dictionnaires spécialisés ». In : Revue internationale de droit comparé 54.3 (2002), 717-758.

MATTILA 2002b = Heikki E. S. Mattila (dir.) : The Development of Legal Language – papers from an international symposium held at the University of Lapland, September 13-15, 2000 ; Helsinki : Kauppakaari – Finnish Lawyers’ Publishing 2002.

OST 2009 = François Ost : Traduire : défense et illustration du multilinguisme, Paris : Fayard 2009.

PYM 1997 = Anthony Pym : Method in Translation History, Manchester : St. Jerome 1997.